Éditions GOPE, 14.8 x 21.0 cm, 202 pages, 40 photos couleur, 19€95, ISBN 979-10-91328-68-5

jeudi 19 septembre 2019

La rencontre avec le peuple cambodgien est une source infinie de mystères

Sanctuaire contenant les cendres d’un défunt, divinité sylvestre (province de Rotanah Kiri), sanctuaire pour mrieng kongveal.


Ce constat ne m’a jamais paru plus flagrant qu’après un repas partagé avec des agriculteurs de tous âges près du Tonlé Sap. Plus que mystérieuses, ces premières discussions pourraient être qualifiées d’hermétiques. Et si les coutumes ont pu être appréhendées après quelques journées passées à discuter et à observer, il est un domaine dans lequel je me suis retrouvé totalement démuni : le rapport au divin. Je fus par ailleurs induit en erreur par mon histoire familiale.

Pour notre esprit occidental aimant classer l’humain en catégories, la religion semble être simple. Un homme, une femme est soit catholique, protestant.e, musulman.e, bouddhiste, athée… Toute recherche sommaire ou consultation d’un atlas des religions nous apprendra que la religion majoritaire au Cambodge est le bouddhisme theravāda pratiqué par plus de 95% de la population du pays. A cela s’ajoutent une petite communauté musulmane et quelques chrétiens. Pour autant, quiconque voyage au Pays du Sourire, que ce soit en ville ou, à plus forte raison, en milieu rural, peut observer une multitude d’éléments contradictoires : un dieu issu de la cosmogonie indienne, de petits sanctuaires à l’entrée des habitations, des divinités célestes sculptées sur un temple. Une première conclusion s’impose alors rapidement : la religion nationale ne peut se résumer en un seul terme. Si l’on souhaite aller plus loin, il est intéressant d’échanger avec des Cambodgiens. Le vertige est alors tout proche devant l’immensité qui s’ouvre à nous. Le monde religieux khmer semble multiple et peuplé d’innombrables références inconnues aux Occidentaux. Néanmoins, bon an mal an, une recherche un peu plus approfondie permettra de conclure de manière très concise que les Khmers sont à la fois marqués par le bouddhisme, le brahmanisme et l’animisme. Pour autant, il devient difficile de saisir comment cet empilement de croyances peut s’agréger pour former le monde religieux khmer.

C’est après cette première approche que je commis mon erreur. Chez mes grands-parents, le rapport au spirituel était plus complexe qu’il n’y paraissait. Outre la foi chrétienne, certains gestes pouvaient faire référence à des êtres protecteurs dissimulés. En entrant dans une église, il fallait allumer au moins un cierge. La porte d’entrée de l’appartement était ornée d’un œil bleu, tout comme le rétroviseur de la voiture. J’avais donc une idée très précise d’une spiritualité plutôt classique mêlée à un monde d’esprits. Avec la certitude de saisir le lien des Khmers au divin, j’ai tenté d’expliquer à ces agriculteurs nos points communs. J’ai rapidement saisi que je les offusquais. Ce que je leur décrivais n’était, au mieux, pour eux, qu’une forme de mysticisme, voire de superstition. Je ne le ressentais pas ainsi, mais je compris que je faisais fausse route. Leur sphère religieuse était bien différente, m’affirmaient-ils avec force. Il me fallut donc de nouvelles rencontres et de nombreux échanges pour saisir pleinement que ce qui pouvait paraître comme un empilement de croyances formait en réalité une symbiose remarquable.

En découvrant l’ouvrage Cambodge, un monde d’esprits de Philip Coggan, je me suis rendu compte à quel point la compréhension du monde divin cambodgien nécessitait une grande ouverture d’esprit. L’auteur tente le pari d’apporter une vision dépassant les clichés et les résumés qui ne rendent absolument pas compte de la diversité du monde spirituel de ce pays. Si la couverture est ornée par le Bouddha, le sous-titre – les Khmers, le Bouddha et le Naga – nous informe immédiatement que ce monde ne pourra se réduire à une simple image. A la vue de la table des matières, le lecteur pourra imaginer lire de manière indépendante chaque chapitre et se plonger uniquement dans les territoires qui lui sont inconnus. Cela serait probablement possible mais dommageable à la vision globale de cette spiritualité. Philip Coggan possède une large expérience de la vie cambodgienne et a réalisé de nombreux entretiens avec des Khmers qui lui permettent d’illustrer ce monde religieux. Le troisième chapitre Récits du monde des ombres est d’ailleurs composé de quatre récits distincts de la vie spirituelle des Cambodgiens contés respectivement par un homme âgé, un fermier, une jeune femme habitant à Phnom Penh et un homme en délicatesse avec ses grands-mères. L’auteur s’efface derrière la parole directe de ces Cambodgiens. La relation quotidienne aux esprits devient alors une réalité concrète et, si ce panthéon peut demeurer confus pour le lecteur novice en la matière, l’imbrication entre ces esprits et le quotidien est palpable.

La construction du livre est intelligemment ficelée : en débutant par la vie de Bouddha, il met en avant le poids prédominant du bouddhisme dans les valeurs morales des Cambodgiens. Dès le deuxième chapitre, Coggan va plus loin en détaillant, de manière séparée, les trois visions qui constituent « le mandala de la vie spirituelle cambodgienne ». L’hindouisme avec son lot de divinités, le bouddhisme et l’animisme avec son monde des esprits.

Ensuite, l’auteur tisse une toile plus dense et complexe en appuyant sur les spécificités du bouddhisme khmer dans la vie quotidienne des habitants. Là encore, cela est illustré à partir d’exemples très concrets issus de ses rencontres. Un passage particulièrement enrichissant dans ce livre est la description fine, toujours basée sur des paroles de moines ou d’achars – ces laïcs experts en rituel – de la vie monastique. Deux chapitres y sont consacrés.

A ce point du livre, qui correspond à la moitié de celui-ci, il est temps pour l’auteur de passer au monde des esprits. Le foisonnement de divinités est détaillé en débutant par celles qui protègent les foyers – les tevodas –, puis d’autres esprits – les très puissants borameys et les plus humbles neak ta – sont illustrés par quelques exemples. J’avoue apprécier depuis longtemps le neak ta Khleang Moeung. Son histoire joue entre potentiels faits historiques et légendes, rendant son personnage vibrant à l’image de saint George en Angleterre comme le souligne malicieusement Coggan.

L’une des forces de Cambodge, un monde d’esprits est de rendre compte de la multiplicité de ces esprits – « il y aurait 10 000 borameys au Cambodge » auxquels s’ajoute une foule de neak ta dans les villages – tout en les ancrant très concrètement dans le quotidien.

Les visages jalonnant 700 ans d’Histoire khmère (du VI au XXIVe siècle).


Cambodge, un monde d’esprits consacre ses derniers chapitres à l’Histoire. La place des religions est étudiée à travers plusieurs personnages centraux du Cambodge : les rois Jayavarman VII, Ponhea Yat, Norodom Ier et Sihanouk. Comme beaucoup, je me suis demandé, en avançant dans ma lecture, si Coggan allait aborder la difficile période du Kampuchéa démocratique. Le chapitre 13 est une réflexion passionnante qui s’ouvre par la question : « Etant donné que le bouddhisme enseigne la non-violence et que les esprits défendent la moralité, comment pouvons-nous expliquer les années du régime khmer rouge ? » De nouveau, c’est à travers un récit que débute ce chapitre. Mais ensuite, ce sont les réflexions de Coggan qui viennent enrichir la lecture. En finissant ce chapitre, je n’ai pu m’empêcher de penser que l’analyse portée par l’auteur s’appliquait très tristement à de nombreux génocides perpétrés ailleurs.

Pour conclure son livre, Philip Coggan aborde l’immense défi à venir pour la spiritualité cambodgienne : la révolution vécue par ce peuple entré dans la modernité en marche accélérée.

Les 200 pages de Cambodge, un monde d’esprits sont extrêmement denses en informations, richement illustrées par plus de quarante photos. Les avis différeront probablement sur la place minime que l’auteur laisse à ses propres réflexions – la parole des Cambodgiens et la restitution de ses rencontres sont privilégiées –, mais il réussit la prouesse d’offrir une vision détaillée et concrète de ce qu’est la pensée religieuse des Cambodgiens.

J’aurais néanmoins aimé que Philip Coggan puisse creuser de manière détaillée la religion des Chams, minorité importante du Cambodge. Les Chams qui pratiquent l’islam portent une vision singulière de cette religion en l’imbriquant à d’autres socles spirituels. Cela reflète également à mon sens cette vision hybride propre à tous les Cambodgiens.

Par-delà les cartographies synthétiques et les résumés en quelques lignes propres à assouvir superficiellement notre soif de connaissances, cet ouvrage est assurément nécessaire à celle ou celui qui souhaite appréhender sincèrement la manière dont les Cambodgiens vivent leur rapport avec le spirituel.

La rencontre avec le peuple cambodgien est une source infinie de mystères, et ce livre offre de nombreuses clés pour mieux le comprendre.

Franck Quéré, auteur de Sothon (Editions Gope).

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